La Pistis Sophia, le Féminin Divin et le Féminin Sacré
- Eglise Gnostique Apostolique
- 14 juil.
- 8 min de lecture

Par le Frère Xavier Caumon, Diacre de l'Eglise Gnostique Apostolique, 14 juillet 2025
La Pistis Sophia, texte gnostique majeur de la Tradition Valentinienne, nous offre une vision profonde et audacieuse du rôle du féminin dans le drame cosmique de la rédemption. Pour saisir cette richesse, il est nécessaire de distinguer deux dimensions complémentaires : le féminin divin et le féminin sacré.
Le Féminin Divin : Sophia et les Syzygies des Éons
Au cœur de la cosmologie gnostique, l’éon Sophia incarne le Féminin Divin. Elle n’est pas une créature, mais une hypostase du Plérôme, issue d’un couple éonique (syzygie), souvent identifié à Thelètos et Sophia. Ces couples — Bythos et Ennoia, Monogenes et Aletheia, Logos et Zoé, Anthropos et Ecclesia — illustrent l’union harmonieuse du principe masculin et féminin dans le divin.
Sophia, dans un acte de désir solitaire de connaissance, s’élance hors du Plérôme pour contempler l’Inaccessible. Ce geste, à la fois héroïque et tragique, entraîne sa chute dans les mondes inférieurs, où elle devient l’exilée, implorant le secours de la Lumière. Elle est l’archétype de l’âme divine séparée de sa source, mais aussi la mère cosmique, source de sagesse et de compassion, chantant treize cantiques de repentir dans la Pistis Sophia.
Ainsi, Sophia est le Féminin Divin souffrant et rédempteur, miroir de notre propre âme prisonnière de l’illusion, mais appelée à remonter par la Gnose.
Voici un tableau comparatif synthétique entre Thélétos et Sophia, dans le contexte de la cosmologie gnostique valentinienne :
Aspect | Thélétos | Sophia |
Nature | Éon masculin | Éon féminin |
Signification du nom | « Volontaire », « voulu », « voulu de Dieu » | « Sagesse », « Savoir divin » |
Syzygie | Sophia (Féminin divin) | Thélétos (Masculin divin) |
Rôle | Polarité active de la Dodécade ; principe de volonté divine | Polarité réceptive ; principe de la connaissance divine et de l’intuition |
Fonction mythique | Contrepoint à la chute de Sophia ; son absence dans l’action marque la transgression de Sophia | L’éon qui, mû par un désir solitaire de l’Absolu, chute hors du Plérôme ; initie la restauration cosmique |
Symbolisme | Ordre, volonté harmonieuse, stabilité du Plérôme | Recherche de lumière, aspiration, erreur existentielle et rédemption |
Conséquences de l’acte | Maintien du silence, respect de la hiérarchie divine | Isolement, passion, génération de la matière et d’Achamoth |
Résolution | Figure de référence implicite, stable, non impliquée directement | Réintégrée après purification ; symbole de l’âme restaurée |
Ce tableau montre à quel point ces deux éons sont conçus comme complémentaires : Thélétos représente la volonté conforme à l’ordre divin, Sophia la quête intérieure poussée jusqu’à la rupture, mais aussi la promesse du retour.
Le Féminin Sacré : Marie-Madeleine et les Disciples
Si Sophia incarne le mystère du divin au féminin, la Pistis Sophia reconnaît également la place des femmes dans la transmission de cette gnose. Le récit est organisé autour d’enseignements post-résurrectionnels de Ieshu à ses disciples, parmi lesquels les femmes jouent un rôle central, en particulier Marie-Madeleine.
Marie est présentée comme la disciple la plus éclairée, celle qui comprend et interprète les mystères, posant plus de la moitié des questions à Ieshu dans le texte. Cette prééminence fait d’elle l'incarnation du féminin sacré : non seulement réceptacle, mais vecteur actif de la révélation. D'autres femmes, comme Marthe et Salomé, prennent aussi la parole, signe d’une Église primitive inclusive.
Face à cette liberté, Pierre exprime un malaise typiquement patriarcal : « Maître, peux-tu demander à Marie de nous laisser parler, car nous ne pouvons supporter que les femmes prennent notre place » (cf. Pistis Sophia, IIe livre). Ce rejet annonce déjà le futur conflit entre l’Église johannique, symbolisée par la Gnose, et l’Église pétrinienne, centrée sur l’autorité, le dogme et une conception hiérarchique et masculine du pouvoir spirituel.
Marie – mère de Ieshu, le Pneuma Agion et la Vierge de la Lumière
Une lecture gnostique du mystère de l’Incarnation
Dans la tradition gnostique, l’Incarnation de Ieshu n’est pas une simple opération biologique : c’est un acte sacré, hiérurgique, où les sphères célestes coopèrent pour que la Lumière entre dans le monde de la matière. Au cœur de ce mystère, nous trouvons Marie — figure centrale de la tradition chrétienne — mais aussi le Pneuma Agion, principe féminin du Plérôme, et la Vierge de la Lumière, aspect céleste de cette même force divine.
Le rôle du Pneuma Agion dans la conception de Ieshu
Dans les Évangiles canoniques, il est dit que Marie conçut Ieshu par l’action de l’Esprit Saint. Cette conception virginale n’est pas simplement une idée de pureté morale : elle est l’image d’une fusion entre un principe divin céleste et un réceptacle terrestre purifié.
Dans la tradition gnostique, le Pneuma Agion (souffle/vent divin) est plus qu'une personne de la Trinité : c'est un éon — un principe éternel émané du Propator, lié à la vie, à la sanctification et à la maternité divine. Il est souvent perçu comme un principe féminin, partenaire du Christ dans le processus de rédemption.
Ainsi, lorsque Marie est « couverte de l’ombre du Très-Haut » (Lc 1,35), ce n’est pas une simple métaphore. Il s’agit d’un acte de hiérogamie, une union sacrée entre Marie et l’éon Pneuma Agion, par laquelle l’âme du Sauveur descend dans la chair.
Marie : incarnation terrestre de la Vierge de la Lumière ?
Dans les prières de l’Église gnostique, Marie est souvent célébrée sous le nom de Vierge de la Lumière, ou au moins dans un langage qui évoque fortement cette figure cosmique :
"Je vous salue, Lys d’une blancheur éclatante du Plérôme resplendissant et toujours tranquille, et Rose toujours brillante des délices célestes..."
Or, dans les textes gnostiques tels que la Pistis Sophia ou les Livres de Iéou, la Vierge de la Lumière est une entité céleste d’une immense puissance. Elle guide les âmes à travers les régions obscures, les purifie, et les rend dignes d’entrer dans les trésors de la lumière. Elle est une manifestation du Pneuma Agion, mais sous son aspect cosmique glorifié.
On peut alors se poser la question : Marie, dans son rôle unique de mère du Sauveur, ne serait-elle pas l'incarnation terrestre de cette Vierge céleste ? Non pas l’Éon lui-même, mais son reflet dans la chair, tout comme Ieshu est le reflet du Christ céleste dans le monde matériel.
Dans cette optique :
Le Pneuma Agion est l’éon féminin divin, source de vie.
La Vierge de la Lumière est son aspect manifesté dans le Plérôme, guide des âmes.
Marie est l’incarnation terrestre de cette puissance, le canal pur par lequel le Sauveur entre dans le monde.
Une triple maternité : cosmique, céleste, terrestre
Cosmique – Le Pneuma Agion manifeste dans l'éternité l’unité de la Vie, des éons, et est le partenaire féminin du Christ céleste.
Céleste – La Vierge de la Lumière veille sur les âmes, leur redonne naissance par purification.
Terrestre – Marie, la Théotokos, donne chair à la Parole incarnée, préparée par le Pneuma.
Ces trois dimensions ne s’opposent pas. Elles s’interpénètrent dans une théologie circulaire du féminin sacré, dans laquelle la Mère divine descend, s'incarne, et retourne au sein du Plérôme.
Marie, mystère de réceptivité et de manifestation
Marie n’est pas seulement la mère humaine de Ieshu. Elle est la matrice mystique où se réalise la jonction entre le monde d’en haut et celui d’en bas. Sa virginité ne désigne pas simplement l’absence d’union charnelle, mais l’état pur de l’âme réceptive, pleinement disponible à la Lumière. En cela, elle est l’archétype de l’âme gnostique : celle qui ne prend pas, mais qui accueille ; celle qui ne conquiert pas, mais qui se laisse féconder par le Souffle divin pour manifester le Verbe au monde.
Dire que Marie est une incarnation de la Vierge de la Lumière, c’est reconnaître qu’elle dépasse la simple fonction historique. Elle est une théophanie du Féminin Divin, un pont vivant entre les sphères, une porte entre les mondes. Par elle, le Sauveur entre dans le temps ; par elle, nous sommes appelés à renaître dans la Lumière, comme elle-même fut traversée par le Logos.
Car le Divin ne peut se manifester dans une seule polarité. Le mystère de l’Incarnation n’est pas l’irruption d’un principe isolé, mais l’union du Logos et du Pneuma, du Christ et de la Sophia, de l’Acte et de l’Accueil. L’Incarnation du Christ — principe émissif, masculin — appelait nécessairement une incarnation conjointe du Féminin divin, en Marie, image terrestre de la Vierge de la Lumière, temple vivant du Pneuma Agion.
Et de même, à la Pentecôte, le don du Pneuma Agion vient accomplir l’union de la communauté avec le Christ ressuscité. Ce don ne s’obtient pas par effort, mais se reçoit dans l’humilité — tout comme la Gnose elle-même ne se conquiert pas, mais s’accueille dans le silence et l’écoute intérieure. Elle ne s’impose pas : elle s’infuse dans l’âme ouverte, attentive, virginale.
Telle est la clef de toute démarche gnostique authentique : la divinisation de l’homme ne s’opère que dans la réceptivité. Elle suppose une attitude intérieure pleinement féminine, non selon le sexe, mais selon l’archétype : être réceptacle, être humble, se laisser traverser par la Lumière, à l’image de Marie.
Car l’ultime hiérogamie du christianisme gnostique n’est pas seulement entre l’humain et le divin, mais entre le masculin et le féminin en l’homme même, unifiés dans l’âme qui devient, comme Marie, Theophoros — Porteuse de Dieu, et comme Ieshu, manifestation du Plérôme dans le monde.
Les Femmes dans les Premières Communautés : témoignage de Paul
Ce conflit entre inclusion et exclusion n’est pas seulement postérieur. Dans les lettres attribuées à Paul — particulièrement celles considérées comme authentiques — plusieurs femmes sont mentionnées comme dirigeantes de communautés :
Phoebé est « diakonos de l’Église de Cenchrées » (Rm 16,1), terme utilisé pour désigner un ministre officiel.
Prisca (ou Priscille), toujours mentionnée avant son mari Aquilas, est enseignante (Rm 16,3).
Junia est appelée « apôtre », et reconnue parmi les plus éminents (Rm 16,7).
Nympha héberge une Église dans sa maison (Col 4,15).
Apphia est nommée parmi les responsables dans Phm 1,2.
Ces indices montrent qu’avant d’être étouffée par les normes gréco-romaines et le patriarcat ambiant, la voie du Christ incluait activement les femmes dans la conduite des communautés.
Conclusion : un Appel à l’union restaurée
La Pistis Sophia n’est pas seulement un traité mystique ancien : elle est le témoin d’une sagesse radicale et prophétique, où le salut n’est possible que dans l’union rétablie des polarités. En Sophia, le Féminin Divin chute, souffre et remonte, ouvrant le chemin du retour. En Marie, le Féminin Sacré se manifeste, transmet, reçoit et enfante la Gnose. Et dans la plainte de Pierre, c’est la peur du Féminin qu’on entend — une peur qui marquera les structures d’une Église appelée à se purifier de son déséquilibre.
Dans la plénitude du Christ, ni homme ni femme ne domine : c’est l’union des deux principes, en chacun de nous, qui permet la manifestation du Plérôme. Le Logos ne peut se manifester sans l’accueil de Sophia ; le Verbe ne peut s’incarner sans le sein virginal de Marie ; la Gnose ne peut se transmettre sans le souffle du Pneuma Agion. C’est pourquoi l’Esprit ne se conquiert pas : il se reçoit, dans l’écoute, la disponibilité, l’intuition — qualités féminines de l’âme gnostique, ouvertes à l’éveil.
L’humanité, aujourd’hui encore, est appelée à cet équilibre restauré. Ce n’est pas en rejetant le féminin — divin ou sacré — que l’on s’approche de la Vérité, mais en le réintégrant comme voie essentielle vers la lumière. Réconcilier en soi l’agir et l’accueil, la force et la sagesse, le Christ et Sophia, c’est entrer dans l’unité retrouvée. C’est, selon le langage des anciens gnostiques, retourner au Plérôme.
Xavier Caumon, Diacre de l'Eglise Gnostique Apostolique
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